Protégeons nos droits numériques

Dans la cacophonie des réactions à la prise de position du Conseil Constitutionnel, qui invalide l'essentiel du dispositif mis en place par la loi Hadopi, on entend les arguments les plus variés: ils vont des opportunismes politiques (c'est un camouflet pour le gouvernement), à l'affichage de surprise ou désespoir des différentes lobbys qui poussaient cette loi en défense de leur particularismes divers, à des questions sur le modèle économique de l'industrie culturelle à l'heure d'Internet.

L'irrationel au pouvoir

Tout ceci est certe important: on peut par exemple chercher à comprendre pourquoi un gouvernement de droite, censé encenser le marché, décide d'écouter le lobby des maisons de disques plutôt que de veiller au devéloppement de l'économie numérique; il suffit de comparer le chiffre d'affaire de l'industrie du disque (environ 1 milliard et demi d'euros à l'époque de ma lettre ouverte à Eddy Mitchell, et surement moins aujourd'hui, si les lamentations de ce lobby ne sont pas simplement un habile habillage de la redistribution de leur revenus entre différent supports), et le commerce par Internet (plus de 14 milliards en 2008, et plus de 28 milliards en 2014, selon les estimations de Forrester parues en juin 2009). Le ministère de la culture tablait, on peut lire dans les journaux, sur des "milliers de fermetures d'abonnement par jour": le ministère de l'Industrie, qui devrait savoir utiliser une calculette, aurait du s'insurger contre ces centaines de milliers, voir des millions de fermetures d'abonnements par an qui vont complètement à l'encontre de tous les efforts fait par la France pour généraliser l'accès à Internet depuis dix ans.

On peut aussi rester la bouche bée devant l'incohérence criante d'une industrie du disque qui balaye du revers de la main la licence globale parce-que elle 'spolierait les artistes' (pourtant, comme je l'expliquait à Eddy Mitchell, elle permettrait aux artistes de gagner le double qu'aujourd'hui, même si au dépens des marges indécentes des éditeurs et distributeurs), et sort maintenant sur le marché des abonnements musique illimités à un prix forfaitaire, mais en maintenant les marges des distributeurs, ce qui revient à spolier vraiment les artistes. On peut espérer que les propositions constructives faites par des intellectuels dignes de ce nom trouvent une écoute.

On peut enfin se demander comment se fait-il que la France, patrie d'un droit d'auteur conçu pour protéger les auteurs de l'exploitation commerciale parasitaire et rapace des distributeurs (théâtres, imprimeurs et journaux), se soit abaissée au point de promulguer des lois qui protègent le modèle économique dépassé des distributeurs en dressant les auteurs contre leur public, et en lésant les deux.

Certes, cet épisode montre bien qu'à l'aube du troisième millénaire on peut encore réussir des chef d'oeuvre d'irrationalité au pouvoir.

Si j'en parle ici, cependant, ce n'est pas simplement pour l'obligation intellectuelle que je ressens de pointer du doigt cet immense gâchis: il y a plus important, et plus urgent.

Les enjeux de la révolution numérique

Il faut aujourd'hui que tout le monde prenne le temps de reflechir un instant à l'énormité des vrais enjeux dévoilés par l'aboutissement du chemin de croix de cette loi qui, parée de bonnes intentions, n'en reste pas moins liberticide, compliquée et myope.

Nous sommes arrivé à un bien triste point de l'histoire moderne dans lequel l'intérêt purement économique d'un secteur infime de la population a presque réussi à mettre en danger rien de moins que des droits fondamentaux de tous les citoyens, tel l'accès universel à Internet, qui est devenu indispensable pour pratiquement tous les actes courants de la vie moderne.

Le fait que cette tentative aie été arrêtée seulement in extremis par le Conseil Constitutionnel est un fait gravissime et révélateur : des artistes et des intellectuels (heureusement pas tous), dont certains qui se disent 'de gauche', des conseillers ministériels, des industriels, des politiques, qui pour une raison, qui pour l'autre, ont soutenu mordicus cette tentative scélérate.

Ils ont échoué pour le moment, mais ils ne vont pas en rester là, et cela nous appartient de comprendre et agir, sans plus tarder: il ne suffit pas, ponctuellement et tactiquement, de contrer tel ou tel autre attaque aux droits numériques; il faut, plus stratégiquement, les prévenir.

Je vois au moins deux lignes d'action, une à moyen terme, et l'autre immédiate.

Combler le manque de culture criant en Informatique

Comment des personnes en vue, et des pouvoirs en place, on pu arriver au niveau d'aveuglement et d'irrationalité qui a caractérisé Hadopi, ce sera certainement un sujet d'étude pour les sociologues des années à venir.

Mon sentiment est que ceux d'entre les intellectuels et les hommes politiques qui ont soutenu cette initiative de bonne foi ont montré un manque cruel de culture concernant l'Informatique en particulier, et le numérique en général; ce n'est peut-être pas de leur faute, vu qu' on ne l'enseignait pas à l'école à leur époque, et n'ont probablement pas le bon modèle mental qui leur permette de comprendre l'importance essentielle prise par les TIC dans notre monde ces dernières années, et l'inanité des efforts dépensés à lutter contre une propriété essentielle du numérique, qui est la possibilité de dupliquer à coût zéro et à l'identique toute information, alors que ces mêmes énergies aurait pu être investies avec succès dans la construction de modèles économiques adaptés.

On peut probablement se demander s'il est raisonnable que ces intellectuels et hommes politiques puissent prétendre à continuer d'être leaders d'opinion sur ces sujets.

Mais ce qui est certain, est qu'on doit sans faille oeuvrer pour que ce niveau d'incompétence et aveuglement soit évité dans le futur, et cela passe par une formation géneralisée à l'Informatique (et pas simplement à l'usage d'un ordinateur) dans les écoles: des initiatives dans ce sens sont déjà en place, on ne doit plus tarder à les concrétiser.

Protéger les droits fondamentaux des citoyens à l'ère du numérique

Former des nouvelles classes dirigeantes prendra des décennies, et d'ici là, il faudra faire avec celles qu'on a; or, laisser des décennies aux différentes lobbies particuliers qui vont essayer de donner forme au droit sur le numérique dans leur propre intérêt, sans se soucier des nos droits fondamentaux, c'est quelque chose que nous ne pouvons pas nous permettre.

Il y a des droits dans notre vie numérique qui sont attaqués régulièrement par des propositions de loi, ici ou là dans la planète, sous la pression de groupes d'intérêt économiques ou politiques : Hadopi s'attaquait seulement à l'accès aux moyens de communications et échange, mais d'autres initiatives législatives ou simplement technologiques visent cruellement le droit à la libre expression (un projet décret de loi, né sous un gouvernement de gauche, et soutenu par le gouvernement actuel en Italie veut assimiler les bloguers à des éditeurs de journaux), à la pleine propriété de nos données personnelles (le vide législatif sur les données hébergées chez FaceBook, Hotmail, Google, Amazon et consorts est inquiétant), à la confidentialité des échanges (le projet de loi Loppsi s'y prête bien), à l'accès à une information non censurée (le filtrage d'Internet est souvent proposé avec des bonnes intentions, cela reste une censure quand même), pour n'en citer que quelques uns.

Une déclaration des droits numériques de l'Homme

Dans le passé, des hommes de bonne volonté ont travaillé ensemble pour affirmer une fois pour toute des droits qui avaient été violés par les pouvoirs en place pendant des siècles, pour que ces violations s'arrêtent: c'était la déclaration des droits de l'Homme de 1794.

Son pendant numérique est maintenant une nécessité; l'idée n'est certes pas originelle: il y a pléthore de propositions diverses dans ce sens faites depuis des années, qui vont de simples points de vues exprimés dans des éditoriaux à des codes de bonne conduite.

Mais cela devient urgent de passer de l'idée à l'acte, qui est necessairement un acte politique: on peut partir de briques de base déjà existantes, comme la directive européenne sur la confidentialité des données personnelles gérés par ordinateur, et suivre de près l'initiative (pour l'instant timide et plutôt confidentielle) qui semble se mettre en place dans le cadre de lnternet governance forum.

N'hésitez pas à solliciter vos députés et vos représentants politiques pour qu'ils s'engage à travailler sur une déclaration des droits numériques qui reconnaisse une fois pour toute nos droits dans la société numérique.