Rid(advs)icule

Dans quelques jours, le 20 et 21 décembre très précisement, nos députès vont débattre le projet de loi sur les Droits d'Auteur et les Droits Voisins dans la Société de l'Information (DADVSI, voir le compte rendu des débats sur le site de l'Assemblée Nationale).

Sous couvert de transposer en droit français la directive éuropéenne sur le droit d'auteur (EUCD), ce projet de loi pose les bases pour la destruction de la liberté individuelle dans la société de l'information, le contrôle de masse des usages culturels, la concentration monopolistique des multinationales du logiciel et du contenu, la criminalisation des individus, et l'entrave à cette recherche en informatique qui est primordiale pour que la France garde sa place dans le peloton de tête de l'économie numérique. Certains amendements scélerats arrivant même à proposer de détruire les logiciels libres qui sont au coeur de l'Internet.

Des critiques concrètes ...

On peut sérieusement attaquer ce projet de loi sous tous ces angles :

Contrôle de masse des usages culturels.

Le chapitre III, article 7 et suivants de ce texte introduisent une protection juridique ferme et terrifiante (le contrevenant est puni avec une peine pouvant aller à 3 ans d'emprisonnement et 300.000 euros d'amende) pour toute mesure technique qui permet aux "titulaires d'un droit d'auteur" (euphémisme bien choisi pour cacher les majors de la musique et du cinéma) d'"empêcher ou limiter les utilisations . . . d'une oeuvre, d'une interprétation, d'un phonogramme, d'un vidéogramme ou d'un programme". Si l'on sort du jargon juridique abstrait, cela veut dire qu'on pourra demain nous empêcher d'enregistrer une émission vidéo pour la regarder plus tard ou l'étudier calmement; ce n'est pas une hypothèse : les mêmes lobbys qui soutiennent ce projet bataillent dur en ce moment aux Etats Unis pour imposer le "Broadcast Flag", un dispositif qui a exactement cette finalité.

Liberté individuelle.

Les articles 13 et 14 font interdiction à tous sans restriction de communiquer la moindre information permettant de contourner, complètement ou en partie, une mesure technique de protection, sous peine de 3 ans d'emprisonnement et 300.000 euros d'amende. Concrètement, les chercheurs qui ont découvert et décrit le spyware de chez Sony qui infeste les ordinateurs de la planète en ce moment, ainsi que ceux qui vous expliquent comment vous en débarrasser, seraient coupables de contrefaçon.

Dans le monde du DADVSI, si une entreprise pirate votre ordinateur pour vous empêcher de faire une copie privée d'un de vos CD sur votre baladeur MP3, la réponse de la loi est dans l'article 8:

"Les titulaires de droits mentionnés à l'article L. 331-5 prennent dans un délai raisonnable, le cas échéant après accord avec les autres parties intéressées, les mesures qui permettent le bénéfice effectif des exceptions définies aux 2° et 7° de l'article L. 122-5 et au 2° et 6° de l'article L. 211-3 dès lors que les personnes bénéficiaires d'une exception ont un accès licite à l'oeuvre ou à un phonogramme, vidéogramme ou programme, que l'exception ne porte pas atteinte à l'exploitation normale de l'oeuvre ou d'un autre objet protégé et qu'il n'est pas causé un préjudice injustifié aux intérêts légitimes du titulaire de droits sur cette oeuvre ou cet objet protégé."

Autrement dit, "circulez, il n'y a rien à voir".

Dans ces conditions, pirater votre ordinateur devient un jeu d'enfant: vous êtes obligés d'accepter les "mesures techniques de protection", personne n'a le droit de vous dire comment elles fontionnent et ce qu'elles font, ni comment les enlever, et si vous avez des doutes, considérez que, aujourd'hui, avant le DADVSI, Sony a mis plus de deux semaines pour fournir un correctif dont la validité n'est pas encore éprouvée, et l'a fait seulement sous la pression d'une opinion publique qui ne pourra plus exister après le DADVSI, parce que M. Russinovich (qui a découvert le piratage de Sony), serait déjà en prison, et son site web, fermé.

Je ne sais pas pour vous, mais pour moi, le fait de voir l'Etat français obliger tous le citoyens à permettre à une multinationale étrangère d'installer des mouchards espions qui peuvent servir à tout, du contrôle des usages culturels à l'espionnage de masse, et tout cela "parce-que cela protège la création artistique", ça ne me fait pas rire.

Criminalisation des individus.

Un simple usage non autorisé suffit pour dévenir coupable de contrefaçon. Le simple fait de "bidouiller" le DVD achété en magasin pour arriver à le lire sur un ordinateur un peu moderne, avec un système GNU/Linux ou FreeBSD, ou le fait de le convertir en format DivX pour mettre 10 films sur un DVD plutôt qu'un seul, nous transforme en criminels passibles de prison, de saisie, d'amendes monstrueuses, et cela sans distiction : le bandit de grand chemin qui presse de milliers de CD pour les écouler sur le marché de Ventimiglia et l'instituteur qui en a marre de Windows et utilise le logiciel VLC ou mplayer pour lire un DVD acheté largement trop cher en magasin sont logés à la même enseigne dans ce texte inacceptable.

Entrave à la recherche en informatique.

Les "mesures techniques de protection" sont des objets technologiques complexes qui essayent de résoudre la question insoluble de permettre la lecture d'une oeuvre sans en permettre la copie. On retrouve dans ces technologies de la cryptographie, de la théorie du signal, des techniques de programmation, des protocoles de communication, bref, à bien y regarder, un peu toute l'informatique. Interdire la communication libre de toute information qui peut servir "en partie" à contourner des mesures techiques est équivalent à mettre à mal toute la recherche en cryptologie française, pourtant au meilleur niveau mondial, qui s'occupe des "attaques" aux systèmes cryptographiques. Derrière ces propositions, l'idée des lobbys est que, si l'on assure le secret sur les systèmes de protection, personne ne pourra copier les oeuvres. Or, des siècles d'expérience nous ont montré comment cette idée est fausse : un système dont la sécurité se base sur le secret de son fonctionnement est extrêmement vulnérable à la trahison (un ingénieur qui vend les informations à une mafia des CD pirates), et bien moins fiable que ceux mis à l'épreuve librement par la communauté scientifique.

Ici encore, je n'agite pas des idées pour le plaisir; le Professeur E. Felten a été effectivement empêché de présenter le résultat de ses recherches sur les limites des systèmes de "watermarking" par la puissante RIAA il y a déjà quatre ans. On trouve un appel à la communauté des chercheurs pour se lever contre le DMCA, la version déjà en vigeur aux Etats Unis du DADVSI, depuis 2001

... une critique fondamentale de l'approche économique retenue

pour le droit d'auteur. Mais, à mon avis, il y a un autre angle d'attaque du problème qu'on a déjà trop négligé : plutôt que de s'embourber dans des discussions juridiques de détail, il est fondamental de prendre le recul nécéssaire pour comprendre les véritables enjeux patrimoniaux du droit d'auteur dans la société de l'information. Parce que c'est bien de cela qu'il s'agit, de gros sous, et de rien d'autre : derrière les belles paroles sur l'exception culturelle et la promotion de la culture, ce sont bien les "pertes importantes de chiffre d'affaires" pour certains secteurs de l'industrie du loisir qui figurent parmi les motivations principales avancées dans le rapport du DADVSI pour appuyer ce projet.

Le rapporteur se fait un plaisir de nous montrer un tableau comparatif entre le nombre annuel de fichier téléchargés dans le monde, qui grimpe en flèche entre 1999 et 2003, et le marché mondial des phonogrammes, qui fléchit entre-temps de 25%.

Cependant, ces données ne nous disent rien : entre 1999 et 2003, il y a eu aussi l'explosion de la télé-réalité, des téléphone portables, des DVD, des SMS, et de plein d'autres sangsues financières qui se sont gréffées sur le budget des ménages en plein période de crise économique. Si l'on veut vraiment avoir un aperçu de ce qui se passe, il suffit de regarder quelques statistiques officielles de l'Insee : la structure des dépenses des ménages montre, et c'est normal, que l'on dépense plus pour les loisirs et la culture quand on a plus d'argent : un ménage dans la tranche basse de l'étude dédie 6,8% de ses ressources aux "Loisirs et culture", contre 8,5% pour la tranche la plus élévée, et 10% l'avant-dernière tranche (eh oui, même si l'on est richissime, les journées continuent d'avoir seulement 24h, et l'on ne peut pas regarder beaucoup plus de 6 films par jour, parole d'un ancien adepte de la fête du Cinéma).

La variation de la consommation des ménages par fonction montre, elle, que la part des loisirs et de la culture dans la dépense des ménages est en réalité en train de remonter depuis deux ans.


Loisirs et culture comme % des dépenses des ménages, par année:


2002 6,3

2003 3,7

2004 4,8


Où est alors, cette "perte de chiffre d'affaires" qui fait hurler les majors ? Est-ce qu'elle existe vraiment ? Ne s'agirait-il pas plutôt d'un transfert de chiffre d'affaires entre des formes différentes de consommation de culture et loisirs?

La vraie question

En effet, la vraie question est de savoir combien d'argent les ménages peuvent vraiment dédier à des activités culturelles ou de loisir.

Comme le montre une étude récente pour les Etats-Unis, les dépenses des ménages dans ces activités n'ont cessé d'augmenter depuis 1968, en progressant plus vite que les salaires, et il est fort raisonnable de se demander si l'on n'a pas simplement réussi à vider les poches des citoyens au point qu'ils soient obligés de faire des choix entre aller au cinéma et télécharger la dernière sonnerie branchée.

Tout ceci mériterait certainement une enquête statistique sérieuse, et il est fort dommage que nos pouvoirs publics, qui ont pourtant eu plus de deux ans pour réflechir à la question, se soient privés de demander, ou aient oublié de communiquer au public, une étude statistique précise sur la question.

Soyons concrets, prenons le cas des enfants de 10 ans, que je peux observer à travers ma fille : depuis les Star Académies, je subis des demandes systématiques de voter pour les candidats favoris, parfois à plusieurs reprises dans une même soirée, à 50 centimes, voire un euro le coup de fil. Cela commence à faire une belle somme par mois. Ajoutez à cela les téléchargement de sonneries sur les portables, à 3 euros le coup, et tous les autres gadgets virtuels vendus par les malins de la dernière génération, comme les points pour jouer à des jeux pour ados facturés directement sur l'abonnement internet des parents, à 2 ou 3 euros le coup.

Ce ponctionnement massif du budget loisir familial est bien réel, et peut atteindre des sommes très significatives (dans mon cas, si je cédais à toutes les demandes, je pourrais arriver facilement à une trentaine d'euros par mois), qui viennent bien évidemment en déduction des autres dépenses de loisir : l'argent qui passait dans l'achat de CDs est maintenant siphonné par d'autres centres d'intérêt, et l'introduction de mesures techniques protégées par des lois draconiennes n'y changera rien. Le public, privé de copie privée, se retrouvera culturellement plus pauvre, mais les majors ne seront pas plus riches pour autant.

Ridicule

L'obnubilation des multinationales du loisir est telle qu'elles n'arrivent pas à voir cette réalité élémentaire, pourtant bien simple à percevoir si l'on prend le temps de parler avec les gens : on en est enfin arrivés au point où les différents acteurs de l'industrie culturelle et des loisirs se retrouvent soumis aux dures règles de la concurrence imposées par la rarification des fonds des ménages, et du temps du public.

On pourraît simplement reconnaître cette réalité, et instituer, comme proposé par certaines sociétés d'auteurs plus perspicaces que les autres, une taxe fixe sur les connexions Internet, en échange de l'autorisation pure et simple d'échanger tout type de contenu, porteur ou pas de droits patrimoniaux. Le montant proposé, de 5 euros par mois, paraît extrêmement raisonnable, en considèration du fait que les auteurs percevraient cette taxe sans dépenser un seul centime de frais d'infrastructure, à la différence des systèmes de vente de musique en ligne. Cela n'empêcherait en rien le développement de la vidéo payante à la demande, si elle était fournie avec une qualité de service professionnelle que les réseaux P2P ne peuvent aucunement égaler aujourd'hui.

Malheureusement, la plupart des sociétés d'auteurs, et des grandes multinationales de l'industrie du loisir, préfèrent s'attaquer aux libertés individuelles, à la diffusion de la culture, aux logiciels libres, à la recherche en informatique et à la tradition judiciaire, en proposant des peines allant jusqu'à trois ans de prisons et à 300.000 euros d'amende contre quiconque décide de lire son DVD sur son portable qui tourne sous GNU/Linux, alors que le délit de diffusion de vidéos pédophiles n'est puni que de trois ans d'emprisonnement et 45.000 euros d'amende (Article 227-23 du côde pénal).

Et tout cela pour quels enjeux? Pour essayer de piocher dans les poches des gens quelques euros par an en plus.

Tout cela n'est pas sérieux, messieurs les défenseurs de ce projet ridicule, et de tout le travail préparatoire qui a été mené dans l'ombre feutrée de l'OMPI et de l'OMC ces dernières années : vos arguments, vos propositions sont une insulte à l'intelligence humaine, une insulte à la tradition de liberté de ce pays, une insulte aux victimes de vrais délits qui, abusées, violées, blessées, doivent en plus maintenant voir leurs souffrances assimilées à l'acte de copier une chanson d'un CD sur un lecteur MP3.

J'espère sincèrement que les députés sauront comprendre ce qui se cache derrière ce texte, malgrè le fait qu'il soit rédigé comme un DA DVSI CODE, et l'amender pour éloigner de nous la honte, et le ridicule d'avoir laissé mettre à mal les principes fondateurs de notre République pour moins des bibliques trente deniers.


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