Visite an Amérique Latine

Dans le cadre du projet européen Mancoosi, j'ai l'occasion de collaborer avec une entreprise d'Amérique Latine; je viens de rentrer d'un voyage ou j'ai eu occasion de prendre à nouveau la temperature de l'économie de l'Argentine, un pays qui est assez unique pour qui s'intéresse à l'économie (de marché ou pas), ainsi qu'à la stratégie de certaines multinationales vis à vis des pays émergents.

J'ai aussi eu l'occasion de donner une courte interview au journal Crítica (dans la transcription il y a qques petits erreurs, notamment les 730Me de CA mentionnes pour le Logiciel Libre sont pour la France, pas pour toute l'Europe, mais le fond reste bon).

Juste deux petites observations

Microsoft, bienfaiteur... toujours

On apprend dans le journal Clarin (qui est au passage le groupe qui contrôle l'essentiel de la télévision par cable du pays), que le gouverneur de la province de Buenos Aires Daniel Scioli s'est reuni avec Bill Gates et le président de la Banque Interamericaien du Dévéloppement (BID), Luis Alberto Moreno, à Miami, le 4 avril 2008. Du peu que j'ai pu extraire dans certains couloirs là bas, il s'agirait pour la province de Buenos Aires de demander (encore!) un prêt de quelques centaines de millions de dollars au BID pour réduire la fracture numérique dans les écoles de la province. Bill Gates et/ou Microsoft pourraient offrir les licences de base pour les PC de 9000 écoles, ce qui lui permettra de continuer à faire croire qu'il fait de l'humanitaire alors qu'il s'assure que les générations futures seront formées à ses logiciels seulement.

Rien de neuf sous le soleil, me direz vous... (et je devrais en savoir quelque chose, vu que je dénonçais déjà ce genre de cadeau empoisonné il y a dix ans).

Sauf que aujourd'hui pour les usages dans les écoles, pour reduire la fracture digitale, l'usage du logiciel libre est énormement plus facile que il y a dix ans, et en Argentine il y a pas mal de compétence en logiciel libre (d'ailleurs, l'entreprise qui travaille sur Mancoosi avec nous fait des très belles choses pour l'éducation).

Ici on est à dans la tragicomédie (en réalité, plus tragédie que comédie)... si on reflechit un peu à la reunion à trois racontée par le journal, on trouve la personne qui décide d'ignorer les ressources en logiciel libre et éducation de son propre pays en endettant ses concitoyens à hauteur de centaines de millions de dollars (le gouverneur), la personne qui accorde le crédit (le président du BID), et celle qui s'assure que l'argent soit depensé dans son intérêt (je vous laisse déviner). C'est un peu gros, même pour l'Amérique Latine.

Et disons que je m'arrête là, les anectotes croustillantes sur la normalisation d'OOXML et le barrage à ODF restant pour un autre moment.

A la recherche d'une politique industrielle

L'Argentine a eu en 2001 une grande malchance et une grande chance.

Après 10 ans de parité pesos/dollar, inscrite dans la loi et maintenue sous perfusion en bradant les actifs du pays, la réalité a pris le dessus sur l'illusion, en ramenant le taux d'échange à environ 3 pesos pour 1 dollar; les banques ont bloqué l'ensemble des avoirs de leurs clients (l'infame "corralito") pendant une longue période, et ils ne les ont rendu qu'après la dévaluation.

Imaginez si on s'amusait à vous faire le coup en France: vous avez 30.000 euros en épargne, on vous bloque tout, et on vous rend l'équivalent de 10.000 euros quelques semaines après; et si vous aviez emprunté 300.000 euros d'avant, et que votre dette est tripliquée? Je crois innécessaire m'éterniser sur l'énorme prix social payé par ce pays à cette occasion.

Mais c'était aussi sa chance: avec une dévaluation si massive, tout au coup le pays est redevenu competitif, l'import déraisonnable de tout et n'importe-quoi s'est arreté, le peu d'industrie qui avait survecu a pris quelques couleurs et l'export est reparti de plus belle: l'agriculture d'abord (viande, blé, soja <triste histoire, on y reviendra>), mais aussi logiciels et services montrent une balance positive.

J'ai pu rencontrer maints jeunes hackeurs qui sont heureux de gagner un beau salaire (pour la bas, bien évidemment; ici cela ferait plutot pleurer) en "travaillant pour l'extérieur"; c'est à dire, en servant de sous-traitants à faible valeur ajoutée pour des entreprises du logiciel étrangères. Certains peuvent même envisager de s'acheter une voiture.

Cependant, l'inflation bien réelle va faire disparaître rapidement la compétitivité de ce pays: une fois les couts locaux montés plus haut que ceux d'autres pays émergents, tout se jouera sur la structure industrielle à haute valeur ajoutée qu'ils auront réussi à construire.

Pour cela, le recours au logiciel libre est un atout unique: au moment ou l'ensemble de la planète est en train de vivre une véritable révolution industrielle du logiciel, l'Argentine ferait bien mieux d'investir pour construire une entreprise nationale du logiciel (libre), que d'emprunter pour former les jeunes générations à utiliser du logiciel propriétaire, ou que de se rejouir de voir ses quelques talents informatiques pressés comme des citrons... le jus part ailleur, la peu sera jétée dans la poubelle sociale très bientôt.