Un programme qui nous ressemble

Pour nous ré-approprier l'Europe

Ce 29 Mai 2005, avec une participation massive, des citoyens français ont majoritairement rejeté un traité dont l'approbation était donnée pour acquise seulement quelques mois à l'avance.

Avec une ferveur qui a énormément surpri la plupart des observateurs, français et européens, ces citoyens ont analysé, étudié, débattu un texte obèse qui mélangeait envols lyriques et recettes de basse cuisine économique, articles fixant des politiques précises et inviolables, et déclarations de principes non contraignantes, au point qu'il a été possible, lors de ces débats qui ont déchiré les clivages politiques traditionnels, et divisés des familles dans leur propre sein, de lui faire dire tout et le contraire de tout.

Personnellement, je fais partie de ceux qui ont découvert ce texte assez tardivement, et qui après l'avoir lu en détail, ont décidé de prendre la parole publiquement pour inviter à voter NON au texte, mais pour dire OUI à l'Europe dont on rêve, et dont il n'y avait à mon avis pratiquement plus de trace dans les 448 articles que nous avons étés obligés à compulser en détail, vu que, ayant reçu le texte joliment imprimé par La Poste, l'excuse liée à la difficulté d'imprimer 500 pages à ses frais s'était évaporée.

Comme beaucoup d'entre vous, je suis resté éveillé jusque très tard ce soir du 29 Mai, arpentant l'espace télévisuel francophone à la recherche d'un décryptage intelligent, d'une déclaration ouvrant l'espace à cet espoir de re-fondation de l'Europe qui seul peut nous permettre de nous réjouir vraiment d'un NON qui serait sinon réduit à peu de plus qu'un énorme gâchis.

J'ai bien cherché, j'ai bien trouvé beaucoup d'exemples de ces opérations assez tristes de récupération auxquelles je m'attendais, je me suis bien amusé aussi en voyant comment certains responsables qui ont l'habitude des effets spéciaux nous ont annoncé que le vote NON sanctionne non pas les dérives anti-démocratiques et anti-sociales dont le projet de constitution était la summa excelsa, mais la lenteur avec laquelle on réalise les réformes institutionnalisant ces dérives.

J'ai aussi été profondément choqué en voyant que le résultat pourtant sans équivoque du scrutin soit expliqué, par beaucoup des élites qui ont tout mis en oeuvre pour extorquer une approbation du traité, soit par le non respect de la discipline de parti de la part de quelques uns de leurs collègues, soit par une réponse à des questions de politique intérieure, en aucun cas par ce réveil politique historique d'une population, que les élites semblent ne plus savoir représenter, et qui me remplit d'espoir.

Cet espoir existe, mais il a besoin d'être porté par des voix crédibles et représentatives, que j'ai désespérément traquées cette nuit. Je dois avouer que je suis resté globalement sur ma faim, soit parce que je crois ne pas avoir été le seul à rechercher ce qui n'était pas là, soit parce que les aléas du zapping ont joué contre moi.

Eh bien, avant d'aller dormir, il me semble important de laisser ici quelques lignes qui marquent quelques-uns des rêves dans lesquels j'espère qu'un certain nombre, non seulement de français, mais aussi d'européens, se reconnaît :

  • je rêve d'une éducation qui forme nos enfants au sens critique, et ne se réduise pas à un simple enseignement technique qui formate leur cerveaux 

    • je rêve de voir mes enfants comprendre l'importance de la séparation des pouvoirs dans une démocratie aussi limpidement que le fait de recevoir la monnaie correctement au supermarché

    • je rêve de voir mes enfants analyser et disséquer sans complexes les textes législatifs les plus obscurs avec la même facilité avec laquelle ils apprennent à naviguer sans effort dans le labyrinthe des menus de leurs téléphones portables

    • je rêve de voir mes enfants comprendre le fonctionnement des institutions démocratiques, et identifier leurs défauts, avec le même don naturel qu'ils montrent dans le maniement des télécommandes multiples qui traînent dans nos salons

    • je rêve de voir mes enfants sanctionner électoralement un membre du gouvernement qui approuve une directive à Bruxelles un jour, et qui la dénonce à Paris quelques jours après, avec la même simplicité avec laquelle ils reconnaissent aujourd'hui les publicités trompeuses

    • je rêve de voir mes enfants hurler au scandale devant une machine de vote électronique qui ne permet pas de vérifier les votes avec la même spontanéité avec laquelle ils s'élèvent contre celle qui ne leur rend pas la monnaie au supermarché

    • je rêve de voir mes enfants conscients du fait que les lois, cela vient d'eux, et c'est fait pour eux, et non pas pour protéger tel ou tel autre intérêt particulier, avec la même rigueur avec laquelle ils établissent et ils font évoluer les règles de leurs jeux d'enfants

    • je rêve de voir mes enfants reconnaître la particularité des biens immatériels et duplicables à coût nul, et en profiter, avec le même naturel avec lequel ils s'échangent leurs idées dans la cour de recré

  • je rêve d'une économie au service du bien être de mes enfants, et de tous les enfants, qui ne se réduise pas à une simple justification a posteriori de la marche aléatoire d'un marché sans conscience

    • je rêve de voir mes enfants comprendre que, dans un monde globalisé, se réjouir des merveilleux progrès à un endroit de la planète, sans regarder s'ils sont réalisés aux dépens du développement d'autres endroits, est aussi idiot que de se réjouir d'avoir une grosse somme sur un compte en banque obtenue en créant des découverts sur tous les autres

    • je rêve de voir mes enfants comprendre que, pour les mêmes raisons, une énorme accumulation de richesse dans les mains d'un seul homme ou une seule entreprise privée n'est pas automatiquement un succès pour la société, mais elle demande à être justifiée comme, sinon plus, que les recettes de l'État

    • je rêve de voir mes enfants comprendre que, pour que "les pauvres" disparaissent, mieux vaut les enrichir que les cacher dans des cités obscures ou leur nombre grandira inlassablement

    • je rêve de voir mes enfants comprendre que, pour enrichir quelqu'un, mieux vaut lui donner directement de l'argent que le donner à d'autres dans l'espoir qu'ils lui en reverseront une partie

    • je rêve de voir mes enfants comprendre que si on appelle "invisible" la main du marché, c'est peut-être parce-qu'elle n'est pas là, et il faut alors la compléter par la main bien visible, mais sous contrôle démocratique, d'un État citoyen

  • je rêve d'une politique dont les citoyens que sont mes enfants seront les acteurs, et qui les respecte

    • je rêve de voir mes enfants désavouer une élite qui veut à plus de 80 pour cent un texte que la majorité des citoyens récuse

    • je rêve de voir le vote de mes enfants servir à les faire gouverner et informer par des élites qui n'essayent pas de se servir du suffrage universel uniquement pour mettre en place des systèmes qui visent à les soustraire à terme du contrôle des citoyens

    • je rêve de voir mes enfants continuer à se poser, quand ils grandiront, les questions pour lesquelles les adultes que nous sommes n'ont pas su leur donner des réponses : pourquoi est-il bien de passer son temps à voyager en première classe entre des palaces, en dépensant la rente que rapportent les belles opérations financières gérés par d'autres, alors que faire ses courses dans les hard-discount en dépensant un maigre revenu d'insertion, c'est mal ?

Oui, c'est décidément un rêve éveillé que tout cela, mais il me plaît de croire que, si nous avions plus de démocratie dans la construction européenne, ces aspirations feront partie d'un programme qui nous rassemble parce qu'il nous ressemble, et qu'au moins une partie se réalisera.

Roberto Di Cosmo, le 29 Mai 2005

Les opinions contenues dans cet article sont celles de l'auteur et n'engagent nullement le laboratoire PPS, l'Université de Paris 7 ni le CNRS.

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