Demander du Logiciel Libre dans un appel d'offre ne viole pas le droit de la concurrence

En me baladant dans certains couloirs à Bruxelles, à Paris et dans d'autres capitales, pour expliquer pourquoi l'État, n'étant pas une entreprise comme les autres, doit privilégier les Logiciels Libres, j'ai eu à plusieurs reprises l'occasion de croiser des fonctionnaires apeurés. Ils m'expliquaient que certains grands acteurs de l'industrie du logiciel propriétaire (et ce n'était pas seulement Microsoft!) les menaçaient de recours pour violation du droit à la concurrence.

L'argumentaire des lobbyistes en question était à peu près ceci:

"Si vous faites un appel d'offre, ou pire, si vous rédigez une loi ou une directive, qui impose l'usage de Logiciels Libres, cela nous empêche de participer à ces appels d'offres avec nos logiciels propriétaires; donc, vous violez le droit à la libre concurrence parce que vous excluez une partie de l'industrie du logiciel de vos marchés. Nous allons vous attaquer en justice, et vous allez voir ce que vous allez voir!"

À chaque occasion, je me suis efforcé d'expliquer à tel ou tel fonctionnaire que cet argumentaire était totalement creux: une violation de la concurrence, c'est quand on exclut d'un marché public un concurrent potentiel sur des critères autres que ceux des besoins techniques réels, pas quand un possible fournisseur s'exclut tout seul du marché en refusant de fournir ce qu'on lui demande.

Par exemple, on pourrait bien attaquer pour violation des règles sur la concurrence les innombrables appels d'offres publics mal rédigés qui, au lieu de demander une « solution intégrée de messagerie électronique et calendrier respectant les standards RFC822 et suivants pour le courrier et la norme ICAL pour l'agenda » prescrivent la fourniture de « 300 licences Microsoft Outlook »; comme par hasard, les lobbys qui arpentent ces couloirs n'ont vraiment rien à redire contre ces violations flagrantes.

Par contre, si une administration publique ouvre un appel d'offre pour la construction d'un édifice respectant les normes (publiques) de haute qualité environnementale, il est tout à fait normal que les constructeurs ne sachant ou ne voulant pas respecter ces normes se trouvent exclus: ce n'est pas une violation du droit de la concurrence.

Or, une administration publique qui prend au sérieux son obligation de garantir la pérennité de l'accès aux données publiques et le respect de la confidentialité des données personnelles de ses administrés, elle se doit de demander, dans ses appels d'offres, que les solutions logicielles fournies soient basées sur des standards ouverts, et soient réalisées en logiciel libre; c'est comme la haute qualité environnementale: on demande des logiciels ayant les caractéristiques nécessaires pour accomplir la mission de service public. Si un éditeur de logiciel ne peut pas ou ne veut pas fournir des logiciels avec ces caractéristiques, il est libre de le faire, mais il ne peut pas crier à la violation du droit à la libre concurrence.

Mais ce n'était, bien évidemment, que l'opinion d'un simple académique, contre l'avis pondéreux de lobbyistes attitrés.

Un développement récent de la jurisprudence en Italie, que je viens d'apprendre par Assoli, devrait enfin aider nos chers fonctionnaires apeurés à retrouver des couleurs. En voici les points essentiels.

  • Le Conseil Régional du Piémont avait approuvé une loi contenant ce passage: « ... la Région, dans le choix de ses logiciels, favorise le logiciel libre et le logiciel dont le code est vérifiable par l'utilisateur final. » (article 6, alinéa 2)
  • La Présidence du Conseil des ministres s'opposait à cette norme, en demandant à la Cour Constitutionnelle d'en annuler un certain nombre de dispositions.
  • Le 23 mars 2010, le jugement est tombé, et parmi tout le reste, on remarque que la Cour débute l'argumentaire sur la concurrence exposé par le Conseil des ministres (argumentaire qui est, à s'y méprendre, une copie conforme de l'argumentaire propagé par les lobbyistes).

" Les concepts de logiciel libre et logiciel de code ouvert ne sont pas des notions relatives à une technologie déterminée, marque ou produit, mais expriment une caractéristique juridique ... (et) le choix (de cette caractéristique) ... appartient à l'utilisateur du logiciel. Il s'en suit que ... il n'y a pas de violation de la concurrence (en privilégiant du Logiciel Libre dans une directive régionale)."

Je voudrais donc remercier profondément, dans l'ordre, la Région Piémont en Italie pour avoir montré d'être consciente des devoirs fondamentaux d'une administration publique à l'ère des technologies numériques, au Conseil des ministres Italien pour avoir permis, par son recours, de tester la validité juridique des argumentaires spéciaux colportés par les lobbyistes du logiciel propriétaire, et à la Cour Constitutionnelle Italienne pour avoir tranché clairement la question, dans un langage par ailleurs compréhensible au plus grand monde.

Mainteanant, à nous de faire suivre cette information les plus largement possible auprès de nos fonctionnaires, dans nos pays.

Comments

1. On Sunday, April 4 2010, 10:24 by Philippe

Merci Roberto.

C'est pourquoi, dans les appels d'offres émis en France, il faut spécifier sa préférence pour des logiciels libres dans le Cahier des Charges Administratives Particulières (CCAP) qui spécifie les clauses administratives et juridiques, et non dans le Cahier des Charges Techniques Particulières (CCTP).

Par contre, il faut pouvoir justifier ce besoin. Personnellement j'ai eu l'occasion de résoudre le problème en exigeant que la licence ne contienne aucune clause d'exclusivité sur la maintenance et le support technique, justement pour pouvoir faire jouer la concurrence pendant toute la durée de vie du logiciel.

Or, pouvoir faire jouer la concurrence sur la maintenance, ça suppose avoir le droit de transmettre les sources aux candidats potentiels lors des futures consultations.

Une autre façon d'exprimer sa préference pour des logiciels libres, c'est considérer que l'adoption d'un logiciel propriétaire s'apparente à de la location (on a juste le droit de l'utiliser), alors que celle d'un logiciel libre s'apparente à de l'acquisition, puisque qu'on hérite de presque toutes les prérogatives des auteurs initiaux, avec la possibilité de devenir soi-même co-auteur. Louer ou acheter, c'est un choix stratégique qui se fait tout naturellement en amont de la procédure d'appel d'offre.

2. On Tuesday, April 6 2010, 14:57 by Paul Poulain

Merci pour cette information Roberto.

Je ne retrouve plus l'information, mais un juriste d'un ministère avait fait une étude sur la question. Il avait abouti à la même conclusion : "n'importe qui peut répondre, ca n'est donc pas incompatible avec le droit de la concurrence".
D'ailleurs, dans mon secteur, on voit de plus en plus passer des AOs mentionnant même le logiciel sur lequel du support, de l'assistance, et des développements sont demandés. En l'occurrence, pour ce qui me concerne Koha (logiciel libre de gestion de bibliothèque. www.koha-fr.org). Derniers en date : l'université Lyon2 et la médiathèque de Limoges.

3. On Monday, October 18 2010, 11:41 by italiennes

Si seulement cela pouvait se généraliser mais il y a encore beaucoup d'entreprises Microsoft, pour ne citer qu'eux qui offre des cadeaux, voyages, et que sais-je encore afin de vendre leurs produits aux collectivités ...
Dans ma boite, on utilise Openoffice au lieu d'office et j'ai fait des dons au projet openoffice, on économise un sacré paquet d'argent sur 1 an et on aide le monde libre sans donner encore plus de pouvoir à Microsoft, bref, que des avantages en ce qui me concerne ...