Qui a peur du domaine public?

En cherchant des informations plus à jour sur le marché de la musique en France, je suis tombé sur cette lettre ouverte des artistes-interprètes pour une extension de la durée des droits, qui nous oblige tous à réflechir au genre de société dans laquelle nous souhaitons vivre à terme, et que nous souhaitons léguer à nos enfants.

Il s'agit d'un sujet trop sérieux pour s'atteler à la tâche maintenant en ne parlant que de musique et de loisir, je vais donc y revenir plus avant plus en détail, et je me limite ici à quelques réflexions éparses.

  • cette lettre ouverte vise à demander l'extension des droits des artistes-interprètes, mais elle se trouve sur un site qui paraît émanation directe du SNEP, qui n'a aucun titre pour représenter des artistes-interprètes (d'ailleurs, elle est ``en cours de signature'', selon ce qu'indique une ligne en bas de page)
  • elle ne parle, fondamentalement, que du manque à gagner de qui exploite les fonds de catalogue (ce ne sont pas les artistes-interprètes), et jamais de l'intérêt du public ou de la culture en général
  • son principal argument économique est que dans le régime de droit actuel (50 ans d'exclusivité, puis domaine public, pour les enregistrements), bien trop de titres tomberont dans le domaine public, et attention, maintenant il va s'agir de Jazz des années 50 et 60, ce qui peut faire encore largement recette, et donc peur à qui espérait d'exploiter ce filon ad libitum ; les données présentées veulent faire croire à un désastre annoncé: le nombre des titres qui vont tomber dans le domaine public va s'accroître inexorablement dans les années à venir, et on ne se prive pas de vous faire des simulations sur 10 ans, puis sur 20 ans et au-delà, qui montrent comment en 2023, quelle horreur, on trouvera dans le domaine public les tubes des années '70 (et il y en a des milliers)
  • son principal argument politique est que ailleurs, dans quelques autres pays, la durée de ces droits est plus longue, et donc les ayant droits en France seraient ``défavorisés'' par rapport à ceux de quelques autres pays.

Il vaut alors peut-être la peine de rappeler ici quelques vérités trop souvent oublié, avant de se retrouver, après la mascarade du DADVSI, devant une autre mascarade de DADVSI 2 qui visera à multiplier par deux la durée des droits d'auteur et des droits voisins:

  • le droit d'auteur est une notion récente dans l'histoire de l'humanité, qui a été jusque-là justifiée comme un juste compromis entre l'intérêt du public et celui des créateurs ;
  • la limitation de la durée des droits des auteurs est un élément essentiel de cet équilibre ;
  • comme j'ai déjà montré, les vrais créateurs ne touchent presque rien des montants faramineux de cette industrie ; s'ils laissent quelques lobbys parler en leur nom pour essayer systématiquement de dérégler cet équilibre au seul avantage des grandes multinationales du divertissement, ils s'engagent sur un chemin dangereux qui risque de pousser nos concitoyens à réagir violemment contre la notion même de droit d'auteur, ce qui serait fort dommageable pour les créateurs ;
  • ces lobbys ont déjà oeuvré sur la planète à plusieurs occasions pour obtenir des extensions de la durée des droits, exactement avec les mêmes arguments utilisés ici ; le cas le plus connu est le Sonny Bono Act (aka Mickey Mouse protection act, devinez pourquoi), qui a allongé en 1998 de 20 ans la durée des droits aux États-Unis, sous prétexte qu'en Europe cette durée était, depuis 1993, bien plus longue. Or l'allongement de la durée des droits en 1993 en Europe venait lui aussi d'une ``uniformisation'' des lois des différents pays européens, en se basant sur la durée la plus longue à l'époque (70 ans en Allemagne).

Autrement dit, on assiste sur la planète à une course aux allongements qui a déjà multiplié par deux la durée des droits en moins d'un demi-siècle.

Or, je crois ne pas savoir ce que le public a obtenu en échange jusque-là : ce n'est qu'avec l'arrivée d'Internet que ce déséquilibre monstrueux commence très doucement à se résorber.

Les tenants des offres commerciales et pourfendeurs des échanges non commerciaux devraient y réfléchir sérieusement.

Quant à nous, grand public, il ne faudrait peut-être pas oublier trop vite l'aphorisme qui veut que nous avons les classes dirigeantes que nous méritons : nous devons rester vigilants, et nous assurer que cette course folle ne se poursuive pas; pour cela, il est essentiel de ne pas permettre aux lobbies de récrire l'histoire du droit d'auteur à leur seul avantage.

Enfin, s'il y a une chose positive dans cette lettre, c'est qu'elle donne une estimation concrète du nombre très important d'enregistrements qui sont en train de tomber dans le domaine public, et que nous pouvons donc échanger librement en toute légalité, des que les droits des auteurs et compositeurs sont eteints aussi.

Ça aussi, nos députés devraient le prendre en compte, pour ne pas parler des médias à sens unique qui assimilent systématiquement téléchargement gratuit à téléchargement illégal : il y a un corpus important, tous les enregistrements d'il y a 50 ans ou plus, des milliers de titres qui sont dans le domaine public, et de ceux-là, personne n'a le droit d'interdire l'échange.


Remerciements à Cyprien Gay pour la relecture.

Comments

1. On Monday, March 13 2006, 15:27 by Roberto Di Cosmo

Attention, la situation est assez complexe, et cela mérite quelques explication supplémentaire:

  • ce qui tombe dans le domaine public est l'enregistrement, pas les textes des chansons ou la partition musicale, donc on ne peut pas encore partager sans soucis les disques de Jazz des années 50. Par contre, pour pratiquement tout le repertoire classique, ces derniers droits sont eteints aussi, ce qui donne des belles collections fort consequentes (ex: la Callas) à partager entre musicophiles; notez aussi que les 50 ans courent a partir de la premiere fixation, donc on peut tranquillement partager un disque de la Callas remarsterisé en CD en 2006...
  • pour ce qui concerne le repertoire contemporain (exemple, auteurs et compositeurs de Jazz), le fait que l'enregistrement tombe dans le domaine public signifie que le producteur (maison de disque) n'a plus aucun droit ni exclusivité; pour ces auteurs/compositeurs une diffusion sous licence globale est extrémement attractive (pas de droits à retrocéder aux maisons de disques, pas besoin d'accords pour voir ses oeuvres diffusées largement, il suffit de laisser faire les internautes)...

    Mais c'est à eux de faire ce choix.


Merci à Laurent Pelecq pour m'avoir poussé à ces précisations.