De bien curieux stylos électroniques!

Les logiciels libres, leur modèle qui est celui de la recherche scientifique, recèlent en eux-mêmes suffisamment d'aspects séduisants pour les enseignants, et qui constituent autant de raisons de les adopter : libre accès, diffusion à tous, compréhension du fonctionnement d'un programme... Cela étant, l'intérêt suscité est au ssi une réaction à la situation de l'informatique grand public, aux méthodes singulières de l'informatique propriétaire commerciale, inacceptables quant au fond, mais dont il arrive que des utilisateurs ne les perçoivent pas co mme telles, habitués qu'ils sont à les subir.

L'utilisation des ordinateurs dans l'Education nationale se banalise de plus en plus et, comme dans le monde de l'industrie, nombreux sont ceux qui peuvent témoigner – d’autres feignent de le découvrir - qu'acheter un ordinateur, même éventuellement connecté à Internet, n'est pas toujours la fin, mais trop souvent le commencement, des problèmes. Configurer, personnaliser, maîtriser, protéger, pérenniser et faire évoluer l'outil informatique avec les besoins des utilisateurs sont des tâches complexes : certaines solutions propriétaires essayent de le cacher derrière de belles interfaces graphiques qui semblent permettre de tout faire en deux clics de souris ; mais après la première panne, due à un virus, à un ver, à une mauvaise manipulation pas toujours malveillante d'un élève, ou tout simplement – qui ne s’est pas trouvé dans cette situation- à un “ suicide en écran bleu d'un système d’exploitation dont la stabilité est biodégradable ”, on finit par découvrir que les clicodromes (1) ne sont pas vraiment les outils de choix pour ces tâches, et que les solutions logicielles propriétaires ne sont pas non plus les plus adaptées aux exigences d'institutions dont la vocation première est de transmettre la connaissance, et non pas de fabriquer des consommateurs captifs de telle ou telle entreprise, ni de passer son temps à gérer des parcs de licences dont le prix demeure, à force d'être constamment “ simplifié ”, très incertain (2).

On aurait sûrement quelque réticence à accepter qu'une quelconque entreprise force le système éducatif à n'utiliser que des stylos spéciaux, capables d'écrire exclusivement sur les cahiers qu’elle produit, et que l'on ne puisse caser uniquement, de par leur forme bizarre, dans les sacs à dos qu’elle commercialise. Et pourtant, peut-être en raison de la nouveauté de l'outil informatique, transposée, cette fiction, absolument pas crédible, décrit fidèlement la réalité quotidienne des utilisateurs de l’informatique propriétaire dans l’enseignement ; à la “ différence ” près que nos stylos électroniques plantent, dégradent les anciens documents et permettent d'écrire des lettres électroniques qui transmettent des infections qui, non seulement, effacent nos cahiers mais peuvent aussi faire une copie d'une page au hasard (le sujet de la prochaine composition ?) et la diffuser au monde entier (3). De plus, on n'a pas le droit de prêter ses propres stylos à un collègue et, merveille de la modernité insondable, l’on est obligé de les racheter en permanence car, surtout dans leur nouvelles versions, ils eXPirent (4)!

Dans un nombre grandissant d'institutions, on se tourne vers les logiciels libres, ce mode de développement et de diffusion du logiciel dont les liens et les similarités avec les activités de recherche et d'enseignement sont très étroits. Nous tous considérons naturel, cela fait même partie intégrante de notre métier et de nos missions, de partager avec des collègues et avec les élèves des connaissances, des polycopies, des exercices, avec la liberté de les utiliser dans nos propres cours et recherches, de les améliorer, les adapter, les corriger s'il le faut et de les redistribuer : c'est ainsi que les connaissances évoluent et se structurent. C'est très exactement ainsi que le logiciel libre se diffuse en s'améliorant. Il n'est donc pas surprenant de le voir alors rapidement accepté dans le monde enseignant, surtout que, grâce aux efforts prolongés de la communauté du logiciel libre, des solutions sont désormais accessibles même aux non experts. Ironie de l’histoire, il leur arrive paradoxalement d’être utilisées comme dernier secours pour améliorer la stabilité des machines qui tournent sous systèmes propriétaires, en les réinitialisant automatiquement au moindre “ pépin ” (5).

Cela étant, il faudra un certain temps pour que toutes les applications développées pour des buts éducatifs migrent vers des plates-formes libres, nous approchant un peu plus d'une Alexandrie moderne où, grâce aux vertus de la dématérialisation de l'information, le partage des connaissances n'appauvrit personne mais, au contraire, enrichit tout le monde. A nous d'accompagner ce mouvement, en regardant de plus près les enjeux à long terme de choix apparemment anodins, comme celui du stylo électronique que nous voulons utiliser avec nos élèves.

Roberto DI COSMO Professeur d'Informatique à l’Université de Paris 7 et chercheur à l’Inria (Roquencourt) roberto@dicosmo.org

(1) néologisme péjoratif désignant les belles interfaces qui permettent d'accomplir avec maints déplacements de la souris des tâches répétitives que l'on aurait fort avantage à automatiser par un petit programme (souvent appelé “ script ”)

(2) des écoles, de par le monde, ont déjà découvert les propriétés protéiformes des licences “ éducation ” dont le prix peut changer le temps d'un mois d'août ; ils ont alors tendance à pencher pour des solutions libres de remplacement (voir un exemple dans cet article)

(3) comme dans le cas, par exemple, du virus SirCam

(4) toute ressemblance avec une société informatique actuelle n’étant pas pure coincidence, au hasard une société qui obligerait à utiliser son traitement de texte ou son navigateur avec son propre système exploitation.. ”

(5) c’est le cas dans des lycées où la restauration des environnements par reformatage se fait toutes les nuits


Article paru en MARS 2002 dans le N° 565 de US MAGAZINE, page 9